jeudi 3 juillet 2008

Les Montagnes dans les Nuages - Extrait 2

[…]
Monsieur Lin m’enseigne les choses d’une manière disparate.
Après que j’ai accepté de partir avec lui en Chine, ce jour-là, sur l’esplanade de l’auditorium de Las Palmas, il a sorti une carte de visite de son portefeuille.
- Viens me voir à Arucas, a-t-il dit, mes cours sont le mardi et le jeudi, de 19 à 21 heures, ce n’est pas le meilleur moment de la journée mais les Occidentaux refusent de se lever tôt.
Sur ce, il m’a tourné le dos et s’est dirigé vers son élève, le professeur de mes amies, qui, depuis un moment déjà, lui faisait de discrets signes de la main.
J’ai donc commencé à assister, gratuitement, à ses cours de qigong dans son fief : Arucas.
Prendre des cours de qigong avec Monsieur Lin, signifie également s’initier à la digipuncture, au nutritionnisme, à la pharmacopée et la cuisine chinoise, dans un désordre fantaisiste qui, de prime abord, est assez déroutant.
Il a pour habitude de s’arrêter sans prévenir au beau milieu d’un mouvement pour aller appuyer sur un point du front, du dos ou du bras, de l’un d’entre nous, puis de reprendre là où il en était resté. Avant de s’interrompre à nouveau afin de nous expliquer pourquoi il a choisi ce point en particulier. Ou n’a pas choisi tel autre qui se trouve juste à côté. Une fois lancé, il en profite pour donner des explications sur toutes sortes de maladies et leurs remèdes éventuels. Ce qui fait que ces pauses peuvent parfois durer plus d’une demi-heure.
Il ne change pas de tenue pour donner ses cours, il ne quitte pas ses chaussures de ville, il n’enlève ni sa casquette, ni les stylos-billes qu’il porte dans la poche de sa chemisette, ni même parfois son téléphone portable, accroché à sa ceinture, qui sonne de temps en temps en pleine séance de méditation. Monsieur Lin répond toujours à ces coups de fil. Il peut rester dix minutes à bavarder avec son interlocuteur, ce qui ne l’empêche pas de nous surveiller pour voir si on pratique une respiration correcte et si on semble suffisamment immergés dans le mouvement du souffle.
Cette façon de faire décourage nombre d’élèves, qui quittent la classe après deux ou trois séances mais finissent invariablement par revenir, non seulement pour ses prix hors compétition, mais parce qu’ils se sont attachés à sa personnalité.
Car Monsieur Lin est très gai.
On rit beaucoup pendant ses cours. Lui-même a une grâce enfantine, un rien l’amuse et il semble capable de rire de tout. En premier lieu, de lui-même.
Il est très aimé à Arucas. Il y vit depuis trente ans. Trente années à exercer la médecine chinoise, de façon officieuse et gratuite, sur bon nombre d’habitants de la ville. Sa phrase favorite étant : Il y a toujours une solution.
Il prépare des potions, des pommades et des onguents, pratique la digi- et l’acupuncture ainsi que l’excision de kystes lorsque ceux-ci résistent à l’imposition des mains :
- Regarde, tu ouvres en croix comme ça et tu enlèves la boule avec la racine. Si la racine est noire, attention : il faut creuser profondément la chair tout autour. Tu désinfectes, tu fermes, pommade, un pansement et voilà. Tu comprends ? Tu dis au patient : « Tiens, regarde un peu ce drôle d’oiseau, là, par la fenêtre. » Il tourne la tête, toi, pendant ce temps, tu arraches, et c’est fini.
Il ne peut pas marcher dans la rue sans donner des conseils aux personnes âgées, aux jeunes mères à propos de leur cicatrisation post-accouchement, de leur diète et celle de leur bébé, aux enfants qui se sont égratignés, et en général à toute personne qui le lui demande sur tout sujet.
C’est lui qui a monté le premier gymnase de la ville, à l’époque où il soignait les jeunes de l’équipe de foot et perfectionnait leur entraînement en leur apprenant à « dominer leur énergie »... sans compter les réhabilitations de maisons hantées.
Parce que Monsieur Lin, par ailleurs, s’occupe de tout ce qui est paranormal : désenvoûtements, évacuations d’esprits contraires, expulsions de fantômes hors du logis, traductions de demandes de réparation faites par certains défunts, etc... Il y a, par exemple, à Arucas, une plaque à la mémoire de personnes tuées durant la guerre civile espagnole que Monsieur Lin a retrouvées au fond d’un puits. Enfin, disons qu’il a signalé au maire qu’il fallait chercher au fond d’un certain puits les squelettes de certaines personnes innocentes qui demandaient réparation. Après une nuit de conversation avec les plaignants, il a rapporté au conseil municipal réuni qu’ils étaient finalement tombés d’accord sur une sépulture avec plaque commémorative.
La plaque a été posée à Arucas et le propriétaire du puits dort à présent sur ses deux oreilles.
Monsieur Lin ne se fait pas payer pour ce type de prestations non plus.
Pour vivre, il donne ses cours de qigong – à des prix défiant toute concurrence, 20 euros par mois, à raison de trois séances par semaine, mais qui n’a pas d’argent ne paie pas -, ainsi que des cours de calligraphie. Et il vend des toiles.
Parce que Monsieur Lin est un artiste.
Il fait régulièrement des expositions de tableaux ayant pour thème des paysages, des fleurs, des animaux ou des scènes de la vie d’Arucas. Il peint aussi des portraits de ses voisins. C’est comme ça que beaucoup de ses concitoyens ont, sur leur mur, un ou plusieurs tableaux de lui.
Monsieur Lin a beaucoup d’affection pour Arucas. Il aime sa petite ville et ses habitants, il aime l’île de Gran Canaria où les hasards de la vie l’ont amené à bord d’un cargo après trois tours du monde et d’innombrables traversées. Lorsqu’il est arrivé à Las Palmas, il s’est senti bien. La lumière, la température et les gens lui ont plu. Il a décidé de rester.
Je le comprends. Lorsque je suis arrivée aux Canaries, après un convoyage de voilier mouvementé, la lumière, la température et les gens m’ont plu. J’ai décidé de rester. Un temps, en tout cas. J’ai un peu d’argent de côté, pas beaucoup mais je ne dépense pas grand-chose, des amis me prêtent un studio à Las Canteras, dans un immeuble qui borde la grande plage de Las Palmas, et ça fait maintenant quatre mois que je suis devenue l’élève de Monsieur Lin.
Je ne pensais pas m’intéresser un jour à la médecine chinoise, mais c’est comme ça. Je le raccompagne, après les cours, jusqu’à la petite maison de pêcheur qu’il a exorcisée et que la mairie reconnaissante a laissée gracieusement à sa disposition, au Portillo, en bord de mer. Maison où il fait pousser du bambou comestible, des lotus, du gingembre et autres racines et où il a, rangé sur plusieurs étagères, un assortiment de bocaux remplis de plantes, de serpents, de lézards, de crapauds et d’insectes desséchés dont des scorpions et des tarentules... En chemin, il me donne des explications allant, pêle-mêle, des remèdes à l’hypertension : aliments, infusions, points de digipuncture et exercices physiques particuliers, à la signification de certains idéogrammes chinois, qu’il s’arrête pour tracer au sol de sa canne, en passant par des recettes de cuisine, des techniques pour augmenter et canaliser l’énergie... Le tout finissant invariablement par des reproches sur ma façon de me nourrir, une alimentation saine étant la base du qigong et de la médecine traditionnelle chinoise. Or moi, je ne sais pas cuisiner. Il faut que ça change, voilà ce qu’il me répète inlassablement.
En fin de compte, c’est lui qui m’a choisie. Je suis passée du stade d’élève à celui, quasi, de fille adoptive. C’est une chose étrange qui m’est arrivée là. Moi qui n’avais songé ni à la Chine ni aux Canaries, je me suis retrouvée en train de vivre à Las Palmas et d’étudier le qigong et la médecine chinoise comme si je n’avais jamais fait que ça.
Et à présent, donc, dans un avion pour Pékin.
Nous partons pour trois mois.
J’accompagne Monsieur Lin dans les montagnes où il s’est perfectionné dans les arts martiaux quand il était adolescent. Dans les montagnes où les moines à chignon des monastères taoïstes pratiquent un taiji multicentenaire : les Montagnes dans les Nuages.
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